17 septembre 2020 : petit déjeuner avec Frédéric OUDEA, Directeur général de la Société Générale

Frédéric Oudéa, directeur général de la Société Générale : “la crise actuelle est la plus grave depuis 150 ans en termes de PIB

Le 17 septembre dernier, le Club de l’Audace laissait la parole à Frédéric Oudéa. Pour le directeur général de la Société Générale, le secteur financier a montré, durant la pandémie, qu’il était capable d’être “le pompier au chevet des entreprises”. Mais la crise a aussi accéléré les prises de conscience, et, en particulier, la nécessité de transformer le business model des banques.

Quand il compare cette crise aux précédentes, Frédéric Oudéa souligne immédiatement l’aspect totalement inédit de l’enjeu sanitaire : “Cela a demandé de s’organiser pour continuer à fonctionner sans mettre en danger la santé de ses salariés et de ses clients…. Il a fallu s’adapter rapidement”.

En outre, du point de vue purement économique, le directeur général de la Société Générale observe un impact en termes de PIB bien supérieur à celui connu en 2009. “Nous sommes sur des scénarios très proches de la Banque centrale française : -8,5 pour cette année, avec un retour au niveau du PIB de 2019 en 2022”, indique Frédéric Oudéa, qui parle d’un choc “très violent”, deux fois supérieur à celui vécu en 2009.

Mais la différence principale, selon lui, est que la crise est liée à un arrêt administratif de l’économie. Par rapport à la crise 2008 et celle de 2011 (qui sont, précise-t-il, “la même crise, un prolongement”), la crise actuelle “peut s’effacer plus facilement”, car elle ne venait pas cette fois du système financier. Au contraire, met-il en avant, l’action des gouvernements et des banques centrales “a été très efficace”, et il n’y a pas eu de “contagion”. Pour Frédéric Oudéa, le secteur financier a montré qu’il était capable d’être “le pompier au chevet des entreprises” pour éviter immédiatement la destruction de la capacité de production, mais aussi pour trouver des solutions plus structurelles à l’avenir.

Ironie du sort, le directeur général de la Société Générale avait pris la présidence tournante de la Fédération bancaire française de septembre 2008 à septembre 2009… Rôle qui lui est revenu cette année encore, en pleine pandémie. “Pas de chance !”, plaisante-t-il. Car cette double casquette très prenante : “j’ai dû continuer à gérer la Société Générale, et, en même temps, je passais beaucoup de temps à déployer, avec les pouvoirs publics, les nouveaux instruments” au secours des entreprises, raconte-t-il.

Face à la crise, un secteur bancaire “efficace
Alors que le secteur bancaire est resté “en fonctionnement” pendant la crise, Frédéric Oudéa témoigne de la bascule vers un nouveau mode opérationnel, avec l’extension massive du télétravail parmi les salariés de la Société Générale, partout dans le monde. “Je ne pensais pas que ça marcherait, mais ça a très bien fonctionné, se félicite-t-il. Nous avons encore 9 000 salariés en Inde qui travaillent de chez eux efficacement”. Le directeur général estime que la crise a “cimenté le sentiment d’appartenance”, la santé et les emplois de ses salariés ayant été préservés. La communication des dirigeants, quant à elle, s’est développée : “Nous avons mis en place de nouvelles pratiques, pour parler en direct à plus de monde. J’ai fait une conférence sur Zoom avec 20 000 personnes, ce qui a amené une forme de proximité”.

Loin de s’arrêter, l’activité s’est poursuivie à un rythme soutenu. “Nous, les banques, avons continué à faire fonctionner les réseaux. On a inventé un nouveau produit avec les pouvoirs publics, en 15 jours, et formé les réseaux à distribuer massivement ces PGE. En trois mois, on a fait probablement deux fois plus que la production annuelle de 2019”.

Selon Frédéric Oudéa, les banques françaises ont été “les plus réactives. Ce sont celles qui ont diffusé l’argent le plus rapidement”. Pourtant, parmi les diverses annonces de plans en Europe, les masses financières annoncées par les Allemands étaient nettement supérieures. L’Allemagne partait d’une situation bien meilleure budgétairement et a été capable de mettre sur la table plus d’argent, notamment en matière de fonds propres. “Mais en termes de rapidité de mise en œuvre du dispositif, de rapidité d’écoulement de l’argent, pour arriver dans les comptes courants en trésorerie, la France a été la plus efficace”, appuie Frédéric Oudéa. Celui-ci espère que cette réactivité aura pour avantage de limiter les difficultés des entreprises et de permettre un rebond plus facile.

Le boom des liquidités
Quid des impacts financiers ? “Nous avons pu émettre sur le marché de manière régulière, il n’y a pas eu de disruption. Hier encore, nous avons émis plus d’un milliard de crédits”, témoigne Frédéric Oudéa.

Le directeur général explique que dans le secteur bancaire, ce qui importe en premier lieu est le ratio de capital et de liquidité, ces “matelas”, comme il les appelle, gages de sécurité. Le directeur général opère une comparaison avec une voiture : “pour vous protéger d’un accident grave et inattendu, vous avez un airbag. L’airbag d’une banque, c’est le capital. L’argent accumulé, présent, protège de l’accident inattendu”, illustre-t-il. S’ils tiennent globalement bien la route, ces “airbags” peuvent toutefois être confrontés à plusieurs chocs. A l’instar d’une baisse généralisée de revenus, par exemple. Or, tel est le cas en l’occurrence, puisque certaines activités ont décliné. Idem pour le coût du risque. “On va faire face à un coût du risque plus élevé, car il y aura davantage de faillites. Mais le niveau auquel on fait face actuellement n’est pas tel qu’il y ait une incidence sur les airbags”, rassure Frédéric Oudéa. Celui-ci estime que la crise sanitaire est la démonstration concrète que les banques sont capables de résister aux crises, “car il s’agit de la crise la plus grave depuis 150 ans en termes de PIB”.

Si le capital est un airbag, la liquidité, pour sa part, “est l’essence de la voiture”, expose le directeur général. Ces dépôts permettent d’accorder des prêts, et sont complétés par des ressources acquises sur le marché. Aujourd’hui, les banques n’ont jamais eu autant de liquidités. Pourquoi ? Car les Français ont, pour la plupart, vu leurs revenus se maintenir et ont dépensé beaucoup moins, note Frédéric Oudéa : “On a vu des baisses de paiement spectaculaires : à un moment, les paiements par carte bancaire ont baissé de 50%”. Parallèlement, l’épargne a augmenté de 80 milliards d’euros. Elle coûte cependant cher aux établissements bancaires. “L’épargne de nos clients, c’est de l’argent qu’on place chaque jour dans notre propre compte courant à la Banque centrale européenne, à qui on paie 0,5% de cet argent”, précise le directeur général de la Société Générale.

Si l’épargne a augmenté, l’endettement aussi, souligne Frédéric Oudéa. En effet, les entreprises n’ont pas toutes utilisé leurs PGE. Beaucoup les ont perçus comme une forme d’assurance, ne sachant pas à quel rythme leur activité reviendrait à la normale. Certes, convient-il, “l’endettement des entreprises a augmenté massivement – 120 milliards d’euros de nouveaux crédits en 4 mois -, mais une grande partie de cet argent se retrouve désormais sur les comptes courants des entreprises.

Le directeur général est également revenu sur les taux d’intérêt record, avant crise. “Si le secteur bancaire avait espoir de les voir remonter, avec la pandémie, c’est parti pour durer longtemps”, regrette-t-il. Car au vu des dettes publiques accumulées, si jamais les taux remontaient maintenant, un certain nombre de pays, à commencer par la France, pourraient faire face à de graves problèmes budgétaires. Pour Frédéric Oudéa, cette situation, certes avantageuse pour les emprunteurs, est problématique pour les établissements. “En substance, le métier de banquier revient à collecter des dépôts, soit des ressources court terme, et à les transformer en crédit long : c’est l’écart de rendement qui permet de faire de la marge. Or, cette marge est complètement écrasée avec les taux longs très bas. Quand vous, particuliers ou entreprises, empruntez sur 15-20 ans, avec un taux moyen de 1,3%, parfois moins de 1%, nous devons, de notre côté, payer 0,5 sur les dépôts”. Une situation “compliquée”, qui “va peser sur les activités”, s’inquiète le directeur général.

Face aux tensions géopolitiques
Quels sont les autres enjeux auxquels le secteur doit faire face ? “Je ne pense pas qu’il y ait un avant et un après crise sanitaire”, déclare Frédéric Oudéa. Pour lui, le challenge actuel se trouve dans cet environnement économique et financier “complexe” ; dans ce monde qui “accélère sans cesse”. Le directeur général de la Société Générale mentionne les tensions géopolitiques entre la Chine et les Etats-Unis, et leurs potentielles conséquences en France. Les sanctions américaines sur telle entreprise ou sur tel pays peuvent peser sur les banques, analyse-t-il : “Si vous êtes une banque qui fait du business avec cette entreprise, avec ce pays, vous allez être sanctionnée de manière extraterritoriale”. Il mentionne le pipeline Nord Stream, qui fait l’objet de sanctions américaines. “A la Société Générale, on avait décidé de ne pas le financer, mais si on avait accepté, il y aurait eu des risques, souligne-t-il. En tant que banque internationale, nous sommes très exposés”.

Le directeur général dresse le constat que notre monde contemporain se morcelle et va se fragmenter de plus, sous l’effet de la concurrence. A son avis, “quels que soient les résultats de l’élection américaine, il n’y aura pas de changement radical”. Les USA, tournés de plus en plus vers eux-mêmes, sont focalisés sur leur angoisse d’assister à la montée de la Chine. “Est-ce que l’Europe va subir ou va essayer d’avoir un peu d’influence ?” questionne Frédéric Oudéa. Pour lui, l’enjeu européen est palpable pour le secteur financier, car la crise est arrivée alors que de grands projets, dont l’union bancaire et l’union des marchés de capitaux, étaient à moitié achevés. “On s’est lancés, dans la foulée de la crise financière, dans la construction d’une maison. On a dessiné des plans, mis des fondations, commencé à vérifier les murs, mais on s’est arrêtés là, les architectes sont partis, ou en tout cas en vacances : va-t-il y avoir ambition politique de terminer le travail ?” s’interroge de nouveau le directeur général. Oui, considère-t-il, en tout cas en théorie, dans les déclarations, car cela devient un enjeu de souveraineté. “On ne peut pas accepter l’idée qu’on dépendra complètement de systèmes financiers extérieurs qu’on ne maîtrise pas. De plus, avec le Brexit, c’est un enjeu qui devient significatif. Mais tout est toujours très compliqué, en Europe : on avance lentement”, pointe-t-il.

Développement des modèles alternatifs
Parmi les “accélérations” qu’il évoque, Frédéric Oudéa compte bien sûr le numérique. “Le secteur bancaire, c’est de la donnée. Nos usines sont des systèmes d’information, et on vit une vraie révolution, qui va encore passer à la vitesse supérieure”, constate-t-il. Pendant le confinement, les clients se sont habitués, plus qu’avant, et quelle que soit la génération, à accéder aux services de base à distance. Un phénomène qui va continuer, augure-t-il. Toutefois, si une banque suédoise a récemment annoncé qu’elle fermerait bientôt la moitié de ses agences, rapporte Frédéric Oudéa, en France, les choses vont certainement aller moins vite. “Le marché français est particulier, dominé par des mutualistes aux logiques différentes. C’est en France qu’il y a le plus d’agences en Europe par nombre d’habitants”, indique-t-il. Le directeur général assure cependant que l’Hexagone a “toujours été capable de développer des modèles alternatifs”, avec une véritable force de pénétration. Il donne l’exemple de Boursorama. “Il y a 7 ans, c’était une start up. Depuis, Boursorama se développe à un rythme très élevé. Aujourd’hui, elle compte 2,5 millions de clients, à terme, peut-être 4 à 5 millions”, prévoit Frédéric Oudéa. Les clefs de la réussite : un haut niveau de satisfaction clients pour un certain type de services. Certes le client n’a pas de conseiller en agence, mais il peut accéder à un grand nombre de services, au coût le plus bas du marché. Un positionnement “différent, mais qui gagne des parts de marché”, commente-t-il.

Frédéric Oudéa se dit ainsi conscient d’un nécessaire changement de priorités : “Il faut mettre l’accent sur la centricité clients, appuie-t-il. Nous sommes un secteur traditionnel qui a trop tendance, je crois, à se focaliser sur des sujets internes d’organisation. La force des nouveaux modèles, c’est de partir de cette obsession du client ; que toutes les décisions soient drivées par ça. D’autant plus dans une période où l’on peut marquer beaucoup de points avec les clients”, notamment à l’égard des particuliers et de l’épargne, développe le directeur général de la Société Générale. En effet, le cœur de la relation client-banque est l’épargne, surtout dans ce monde plus incertain, menacé par la réforme des retraites. A ce titre, “Nous sommes en train de développer de nouveaux modèles, avec l’ouverture de notre architecture en termes de type de produits que l’on vend : on va être le seul grand réseau de détail qui va travailler avec différents asset managers, explique Frédéric Oudéa. L’idée est d’offrir le meilleur de l’asset management mondial des produits d’épargne à nos clients”.

Un enjeu de RSE
Cette transformation des business model est aussi un enjeu de responsabilité sociale et environnementale, assure Frédéric Oudéa. “Les choses étaient là, sous-jacentes, déjà en mouvement, mais la crise accélère des tendances”, juge-t-il.

Le directeur général met en exergue que les métiers en lien avec les guichets, le back office, sont en train de disparaître avec la digitalisation de la chaîne : que faire de ces personnes ? “Il faut s’adapter de façon socialement responsable”, avance-t-il.

Selon lui, la mobilité interne va être primordiale, tout comme la diversité et les nouvelles formes de travail. “Nous allons vraiment nous engager dans des formes de télétravail plus organisées, plus systématiques. Celui-ci était trop disparate, laissé à la main du management. Il était moins développé sur la partie réseau que sur la partie siège, et nous avons engagé des discussions avec les syndicats pour avoir un télétravail systématique, organisé, qui fera partie d’une offre employeur attractive”, promet Frédéric Oudéa. Le directeur général assure qu’il essaie de faire en sorte que ces changements soient réellement au cœur de la stratégie de la banque, qu’ils “irriguent les stratégies au cœur des métiers”, et qu’ils ne demeurent pas seulement un outil de communication.

Du point de vue environnemental, Frédéric Oudéa la martèle : il faut arriver à trouver un scénario de transition qui permette de changer de mix énergétique sans détruire la croissance. Le directeur général dit la Société Générale “engagée” : elle fait partie d’un groupe de travail regroupant cinq banques, dont deux françaises, qui entend définir des standards clairs pour la transition des portefeuilles. “Il s’agit de nouveaux engagements qui, à long terme, préciseront une démarche qui consiste à sortir du charbon, réduire l’empreinte sur les énergies fossiles, et continuer à financer massivement les énergies renouvelables”. Fin juin, la Société Générale était la première banque au monde pour le financement des énergies renouvelables. Elle s’est engagée à financer 120 milliards entre 2019 et 2023.

Investir dans la compliance
Autre point sur lequel Frédéric Oudéa a tenu à s’étendre : la compliance. Le directeur général a souligné que, depuis 10 ans, les exigences en matière de conformité avaient augmenté “de manière spectaculaire”. Conséquence : à la Société Générale, sur 145 000 personnes, pas moins de 10 000 se consacrent exclusivement au contrôle, de quelque nature qu’il soit. L’audit et l’inspection regroupent à eux seuls 1 200 personnes. “Nous sommes devenus des appendices de la police, du fisc, etc. On nous demande de contribuer à lutter contre le blanchiment, l’évasion fiscale, le financement du terrorisme… Il faut donc arriver à identifier que tel ou tel paiement n’est pas suspect, et ce, sur des milliards de paiements”. Si la banque remonte aujourd’hui de nombreuses alertes, son directeur général estime qu’il faut “réaffiner le système”, car celui-ci n’est pas optimal. “Le risque est que si quelque chose nous échappe, notre réputation est en jeu, on peut encourir des sanctions.” Pour Frédéric Oudéa, la compliance est donc un champ dans lequel la Société Générale doit continuer à investir, grâce aux nouvelles technologies : visualisation des données, filtrage intelligent… La banque dépense déjà chaque année 4,5 milliards d’euros en informatique, et le nombre d’ingénieurs informaticiens ne cesse de s’accroître.

Face à tous ces bouleversements, le challenge est donc grand, mais accepté par le directeur général de la Société Générale. Frédéric Oudéa se montre même optimiste : “Des réglementations importantes, la bascule de la consommation et une multitude de paramètres nous imposent de poursuivre notre transformation, et c’est notre robustesse qui nous permettra de financer cette transformation”.

Bérengère Margaritelli

Téléchargez l’article paru dans le Journal Spécial des Sociétés n°60 du 3 octobre 2020, page 10-11-12

A propos de Frédéric OUDEA :

Frédéric Oudéa est un ancien élève de l’École polytechnique et de l’École nationale d’administration. De 1987 à 1995, Frédéric Oudéa a occupé divers postes au sein de l’Administration, au Service de l’Inspection générale des Finances, au ministère de l’Économie et des Finances, à la Direction du Budget au ministère du Budget et au Cabinet du ministre du Budget et de la Communication.

En 1995, il rejoint Société Générale et a pris successivement les fonctions d’adjoint au Responsable, puis Responsable du département Corporate Banking à Londres. En 1998, il devient Responsable de la supervision globale et du développement du département Actions. Puis, il est nommé Directeur financier délégué du groupe Société Générale en mai 2002.
Il devient Directeur financier en janvier 2003. En 2008, il est nommé Directeur général du Groupe. Président-Directeur général de Société Générale de mai 2009 à mai 2015.

En mai 2015, le Conseil d’administration dissocie les fonctions de Président du Conseil d’administration et de Directeur général et nomme Frédéric Oudéa Directeur général.