4 juillet 2012 : petit-déjeuner du Club de l’Audace avec Jean-Louis GUIGOU, Délégué général de l’Institut de Prospective Économique du Monde méditerranéen, IPEMED

Jean-Louis Guigou, Délégué général de l’Institut de Prospective Économique du Monde méditerranéen, IPEMED, nous a fait l’honneur d’intervenir lors du petit déjeuner du Club de l’Audace sur le thème : « La Méditerranée, une chance pour l’Europe et réciproquement ».

Intervention de Jean-Louis GUIGOU
« Je me suis intéressé à un domaine où le Cercle des Economistes ne va pas. » Jean-Louis Guigou a souhaité marquer l’originalité de sa démarche dès le début de son intervention. Ses domaines de recherche (patrimoine, rapport entre capitalisme et foncier, aménagement des territoires, nouveaux modèles urbains…) sont en effet différents de ceux de la majorité des économistes.
C’est en étudiant la propriété des sols que l’on peut analyser l’usage qui en est fait : tel est le lien fondamental qui explique pourquoi Jean-Louis Guigou s’intéresse à la manière dont les populations les occupent et les utilisent. La méthodologie qu’il emploie pour étudier l’espace méditerranéen est basée sur l’analysé de longues périodes historiques, qu’il met en lien avec le présent. Ce travail est effectué dans le souci de produire des solutions pour le futur car, comme le disait Saint-Exupéry, « l’avenir ne se prévoit pas, il se prépare ».

Pourquoi étudier l’espace méditerranéen précisément ? « Pour comprendre et dépasser le soi disant affrontement entre l’Occident et l’Orient », explique Jean-Louis Guigou. La mondialisation laisse aujourd’hui place à la régionalisation : l’ASEAN, l’UE, l’ALENA, le MERCOSUR sont autant d’espaces économiques de proximité de dimension intercontinentale. D’autres zones du monde commencent à se rapprocher, notamment l’Europe, la Méditerranée et l’Afrique. « L’Europe est lente mais elle est humaniste […] », souligne-t-il : l’Union européenne n’est pas le modèle politique et économique le plus rapide à l’heure actuelle. Ce qui n’empêche pas Jean-Louis Guigou d’affirmer que si l’Euro-méditerranée se concrétise, « la grande région Europe-Méditerranée-Afrique pourrait redevenir le centre du monde en 2050 ».

Jean-Louis Guigou justifie le rapprochement de l’Europe et de la Méditerranée à l’aide de quatre arguments :
1 – Le capitalisme financier est en crise, tandis que le capitalisme rhénan triomphe.
Avec l’effondrement du communisme, le système capitaliste trouva en lui-même son ennemi. Le modèle financier – œuvrant à un rythme effréné, court termiste et spéculateur, sans tenir compte des particularités –, s’oppose au modèle rhénan – paternaliste, territorialisé, sans conflit de classes. Le capitalisme rhénan pratique la théorie du « vol des oies sauvages », chère au modèle économique japonais. Développée après la deuxième guerre mondiale par Le Japon, cette théorie énonce qu’il faut développer ses partenaires voisins pour se développer soi-même, afin d’éviter de subir les maux de leur pauvreté. Le Japon a appliqué avec brio ces principes, en consacrant jusqu’à 18% de ses investissements directs à son Sud (IDE) dans les futurs « dragons asiatiques » (Taïwan, Corée du Sud, Singapour, Hong Kong). En comparaison, les pays européens ne consacrent que 3% de leurs IDE au Maghreb et à l’Afrique.
Lors de la chute du communisme, un dilemme difficile se pose à l’Allemagne : comment accueillir les populations de l’Est ? Comment garantir la reconstruction du pays sans subir de vagues massives d’immigration qui déstabiliseraient l’économie ? En appliquant la théorie du « vol des oies sauvages », l’Allemagne a réussi à surmonter ce dilemme. Menée par la Bund Deutscher Industry (le MEDEF industriel allemand, consacré uniquement à l’économie réelle), la stratégie allemande est aujourd’hui un succès :

  • l’industrie allemande fait produire moins cher à l’Est, elle assemble chez elle, vérifie la qualité et revend à l’Ouest ;
  • 46% de la valeur ajoutée des exportations allemandes proviennent des pays est-européens ;
  • l’industrie du pays s’est maintenue et s’est orientée vers la création d’emplois d’ingénieurs et les productions à haute valeur ajoutée et la balance commerciale est de 150 milliards d’Euros. D’où la nécessité pour la France d’intégrer le Maghreb dans sa production.

2 – Nous sommes dans un quatrième cycle de Kondratiev
En reprenant les travaux de l’économiste russe Nikolaï Kondratiev, Jean-Louis Guigou estime que les énergies renouvelables et l’informatisation de la société pourraient générer plusieurs décennies de croissance. Les Allemands ont intégré ce schéma : ils développent des installations solaires en Afrique du Nord dans le cadre du programme DESERTEC (400 milliards d’euros). Cette quatrième révolution industrielle pourrait faire du Maghreb la Ruhr africaine (cf. article de Jean-Louis Guigou – La Méditerranée, notre gisement de croissance – la Tribune – 4 mai 2012).

3 – Les rapports Nord-Sud changent radicalement.
L’Afrique est le dernier continent à rentrer dans la modernité, sans doute à cause de ses nombreuses ressources naturelles qui favorisent la rente de la propriété, aux dépens de la production. Pourtant, rappelle Jean-Louis Guigou, « il n’y a de richesses que d’hommes ». Les pays les plus développés du monde sont aussi ceux qui ont beaucoup investi et développé leur capital humain.
La mondialisation libérale et spéculative ne facilite pas l’émergence économique de l’Afrique. D’ailleurs, les Européens participent à cette situation en achetant les ressources naturelles africaines, avec toutes les dérives que l’on sait (soutien à des régimes non démocratiques, corruption…). En revanche, la régionalisation Europe-Méditerranée-Afrique donnerait une chance au continent de se développer durablement.

4 – Le tournant géopolitique : la mondialisation est en crise, la régionalisation est en pleine croissance.
« La mondialisation consiste à aller n’importe où, voir n’importe qui, vendre n’importe quoi », explique Jean-Louis Guigou. Tandis que la régionalisation donne un sens à l’économie : celui du développement de la proximité, de la complémentarité et de la solidarité. Les grands groupes mondiaux (Renault, EADS, Volvo, Ford…) ont déjà regroupé leurs directions responsables des régions Europe, Afrique et Moyen-Orient. Cette anticipation par les acteurs économiques doit donner l’impulsion à l’Europe pour engager le co-développement avec le Maghreb et l’Afrique sub-saharienne.
Pour clore son intervention, Jean-Louis Guigou a évoqué la place des relations humaines dans le développement économique. Dans le processus de mondialisation, il est possible de choisir ses partenaires. La régionalisation, elle, est beaucoup plus difficile : elle impose de s’entendre avec ses voisins, malgré les conflits. En Europe, la réconciliation franco-allemande est le point de départ de l’Union européenne. Au Maghreb, le renouveau de la discussion entre le Maroc et l’Algérie permettrait d’imaginer un projet. De la même manière, le développement de la région Euro-méditerranée passera par la paix entre la France et l’Algérie. L’équipe constituée autour du président de la République, fortement marquée par des origines algériennes, laisse entrevoir l’espoir d’un tel rapprochement.

Quelques interventions marquantes des membres du Club de l’Audace:

  • Une ville comme Evreux concentre ce que l’on pourrait considérer comme les maux de la mondialisation : une urbanisation désorganisée, des produits de consommation sans ancrage local. Comment les habitants de la région pourraient-ils se sentir à nouveau maître de leur avenir ?

Réponse de Jean-Louis Guigou – Sans davantage de données, il est difficile de s’exprimer sur les solutions à apporter. Mais il est possible d’affirmer qu’il s’agit ici d’un problème d’aménagement du territoire. A ce titre, il semble important de défendre la décentralisation, mouvement initié dans les années 1980 et qui doit être poursuivi. Si le Général de Gaulle, défenseur de la centralisation, a sacrifié sa carrière politique en 1969 pour soutenir ce projet, c’est parce que, comme il le disait lui-même, « la France a besoin de centralisation pour se faire, et de décentralisation pour ne pas se défaire ». L’attribution de nombreuses compétences aux Länder allemands est l’une des explications de la réussite du modèle économique de notre voisin.

  • Quelle place pour la Turquie dans le développement de la région euro-méditerranéenne ? Est-elle un concurrent ou un partenaire du modèle rhénan ?

Réponse de Jean-Louis Guigou – La Turquie est un partenaire de ce modèle. Ce pays est européen par son histoire et sa culture. En plus d’être un bassin important de main-d’œuvre scolarisée, qualifiée, partageant les valeurs démocratiques, il est aussi un hub énergétique essentiel. Le processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne maintient une certaine pression sur l’armée et pousse le pays à se transformer. Maintenir les relations UE-Turquie est une véritable opportunité de co-développement.

  • L’intégration Europe-Méditerranée est verticale. Comment penser l’intégration horizontale du Maghreb dans ce cas ?

Réponse de Jean-Louis Guigou – Le développement maghrébin aidera le développement euro-méditerranéen. De la même manière que l’UE s’est construite sous l’impulsion américaine, la région Maghreb aura sans doute besoin d’un soutien européen pour se constituer. Il est possible de considérer que l’UE pourrait développer un à un les pays du Maghreb. En réalité, ces deux mouvements – horizontal et vertical – sont compatibles.

  • Quelles sont les raisons de l’échec de l’Union pour la Méditerranée ?

Réponse de Jean-Louis Guigou – Les torts sont ici partagés : d’une part, plusieurs polémiques françaises humiliantes (viande hallal, circulaire Guéant sur les étudiants étrangers, débat sur l’identité nationale) ; d’autre part, certains dirigeants arabes sont à la tête de régimes autoritaires.

A propos de Jean-Louis GUIGOU

Jean-Louis Guigou est né en 1939 à Apt, dans le Vaucluse.
Diplômé ingénieur de l’Ecole nationale supérieur agronomique de Montpellier, il est assistant à la chaire d’économie rurale de 1965 à 1969.
Il devient ensuite maître-assistant au Centre d’enseignement des techniques d’études modernes de l’Université de Dijon de 1969 à 1973, puis maître de conférence à l’Université de Lille et à l’Université Paris XII – Créteil. Il obtient son agrégation et son doctorat ès sciences économiques. Au début des années 1980, il est également profession à l’Université d’Avignon et à l’IEP de Paris.

Ses réflexions sur des sujets tels que l’analyse multidimensionnelle et la rente foncière font l’objet de plusieurs publications dans les années 1970 et 1980.
En 1982, il est appelé comme chargé de mission au cabinet de Michel Rocard, alors ministre de l’Aménagement du territoire et du Plan. En 1983, il intègre la DATAR, puis en devient le directeur en 1990. De 1997 à 2002, il dirige la DATAR en tant que délégué.

En 2002, il est nommé inspecteur général de l’Education nationale, et est chargé par le ministre français des Affaires étrangères d’une mission d’identification et de valorisation des scientifiques travaillant sur la Méditerranée.

Depuis 2006, il dirige l’Institut de prospective économique du monde méditerranéen (IPEMED). Ce think tank euro-méditerranéen, indépendant des pouvoirs publics et financé par des personnes physiques et des entreprises partenaires, encourage la construction de la région méditerranéenne dans son ensemble, faisant de l’économie le moteur principal de son développement.