16 septembre 2009 : petit-déjeuner du Club de l’Audace avec Philippe LENTSCHENER, ancien président de Publicis France, fondateur de Valios

Philippe Lentschener, ancien président de Publicis France

Thomas Legrain, Associé Gérant de Thomas Legrain Conseil ; Philippe Lentschener, Fondateur de Valioo ; David Brunat, Fondateur et dirigeant de Or & H Conseil
Thomas Legrain, Associé Gérant de Thomas Legrain Conseil ; Philippe Lentschener, Fondateur de Valioo ; David Brunat, Fondateur et dirigeant de Or & H Conseil

Thomas Legrain et les membres du Club de l’Audace recevaient le 16 septembre au Sénat Philippe Lentschener, ancien président de Publicis France et ancien vice-président Europe de Saatchi & Saatchi, qui vient de créer sa société de conseil en communication, Valioo. Témoignage d’un participant, David Brunat, lui-même consultant en communication et nouveau membre du Club :
Je ne vais pas revenir sur les débats auxquels a donné lieu cette rencontre ouverte et « pleine d’énergie », comme l’a qualifiée l’intervenant lui-même, séduit par l’esprit du Club. Je vais juste évoquer et prolonger une discussion que j’ai eue avec Philippe à l’issue du petit-déjeuner. Voici en substance ce qu’il m’a dit : le père de la publicité, le premier publicitaire de l’histoire en quelque sorte, n’est autre que … Emmanuel Kant.

Cette affirmation a peut-être l’allure d’un slogan publicitaire ou d’une piquante boutade. Elle n’en est pas moins fondée en vérité.
Quoi ! L’austère penseur de Königsberg, le père d’une philosophie difficultueuse et peu réductible aux catégories du mix-marketing, le raseur germanique dont les ouvrages occupent rarement les têtes de gondole des hypermarchés ou le script des spots TV, il serait le premier des pubards ? Oui. Du moins jusqu’à un certain point.

Il fut l’un des premiers à comprendre la puissance de la communication sociale et politique et à faire reposer les règles de gouvernement et les principes du droit sur le concept opératoire de publicité – Offentlichkeit en allemand -, entendu (pour faire bref) comme le fait de rendre publiques les maximes de son action.
L’idée de Kant est la suivante : La publicité de toute maxime politique doit être érigée en règle afin d’obliger les acteurs politiques à en donner une formulation universalisable, juridiquement et socialement recevable. Cette règle permet de déjouer le mensonge politique, elle est un remède aux falsifications politiciennes en tout genre, elle impose la transparence de l’action politique. « Toutes les actions relatives au droit d’autrui dont la maxime est incompatible avec la publicité sont injustes », professe le philosophe, dans un langage il est vrai assez éloigné de la prose de David Ogilvy ou de Jacques Séguéla.

Transparence, justice, droit d’autrui … : ce ne sont pas exactement les termes qui viennent à l’esprit quand on évoque la publicité, dans l’acception contemporaine du terme. L’opinion publique voit plutôt en elle manipulation, obscurité des moyens et iniquité ou vanité des fins, le tout servi par des « annonceurs » n’annonçant que ce qu’ils veulent bien énoncer.
Fascinant renversement ! Ce qui devait prémunir contre les supercheries politiques et garantir les libertés publiques s’est mué, dans l’imaginaire collectif, en un instrument d’intoxication intellectuelle et morale, voire de domination sociale.
Grand a été le glissement sémantique, de la publicité « critique » et « éclairante » (celle qui constitue un principe régulateur de l’espace public) à la publicité « séductrice » et « manipulatrice » (celle qui est d’abord un langage utilitaire de l’économie au service de la vente de biens matériels). Deux réalités opposées pourtant désignées par le même vocable !
Et grand aussi a été l’écart critique qui s’est peu à peu instauré entre un modèle d’organisation démocratique de la société et un modèle d’organisation et de dynamisation de la consommation dans la sphère économique.

Mais si l’idéal kantien a été perverti, une restauration est peut-être en cours …
Inventée par Kant au siècle des Lumières, appliquée par les révolutionnaires français soucieux de rendre publiques les décisions politiques de l’État, qui jusqu’alors se prenaient en secret, définie aussi comme le fait de faire un usage public de sa raison sur des questions d’intérêt général, la publicité « originelle » est, je le crois, de retour, à mesure d’ailleurs que s’essoufflent et que sont frappés d’obsolescence les canons de la vulgate publicitaire.
D’abord parce que la publicité des publicitaires se renouvelle en profondeur jusqu’à (ambitionner de) se présenter comme une nouvelle forme d’art, originale, inventive, souvent humoristique, spectaculaire et porteuse de valeurs.

Ensuite parce que l’espace public kantien, critique et pluraliste, retrouve une nouvelle vigueur.
La publicité au sens kantien fleurit sur internet via les blogs et forums de discussion où chacun peut (théoriquement) s’exprimer et faire valoir son point de vue. Le buzz, la fin proclamée du off via la diffusion de vidéos « volées » sur la toile (tout peut en principe devenir public), le web participatif qui multiplie les possibilités d’expression de chacun et autorise une prise de parole publique des acteurs privés, du moins ceux qui le souhaitent : ces surgeons de l’âge postmoderne entraînent un véritable « revival » kantien.

De même que wikipedia parachève le rêve encyclopédiste de Diderot, le web 2.0 favorise une certaine forme de retour à la pureté des origines de la notion de publicité. Il ne s’agit plus de créer du « temps de cerveau disponible » mais d’exiger la transparence de l’action politique et d’encourager la libre formation et l’expression de pensées et d’opinions destinées à être partagées et débattues sans entrave dans le cadre d’un modèle « d’open source » à l’échelle planétaire ou, pour reprendre un terme typiquement kantien, cosmopolitique.
C’est pourquoi je pense que pour réussir sa vie, avant ou après 50 ans, la lecture de Kant est plus utile qu’une Rolex.